Article "Rien que des noirs" - publié par Charlie Hebdo

En 1944, l’écrivain Louis Guilloux est interprète pendant un mois pour l’armée américaine, du côté de Morlaix. Il traduit les interrogatoires de quelques Bretons victimes de GI. Un père a été tué, une balle à travers la porte, la cervelle sur le sol entre femme et fille. Des jeunes femmes ont été violées ou ont failli l’être. Tous les accusés sont noirs, tous condamnés à mort et pendus. Sauf un, qui a tué un homme au bistrot, dans le dos, qui avait déjà tué de sang-froid des prisonniers allemands, et qui, lui, sera acquitté. Il est blanc. Guilloux n’assiste pas au procès, mais il voit l’homme à la sortie : « Un ogre. L’ogre des légendes. Le tueur. Un grand gros ogre, une large figure écarlate, rayonnant, riant de toutes ses dents. » Avec lui, il y a les militaires qui l’ont jugé. Certains sont devenus amis de l’écrivain. Il les décrit, décrit sa vie avec eux. De braves libérateurs américains. L’un dit qu’il rentrera dans Berlin avec le mot « Juif » peint sur son casque ; mais à l’entrée d’un bordel, où les GI s’inquiètent pour leur santé, les filles sortant d’un bordel allemand, un autre dit que « tout cela, c’était la faute des Juifs, parce qu’ils étaient partout. This Goldstein… That Epstein ». La vie est compliquée, même dans le camp du Bien.

On republie en Folio, avec une préface d’Éric Vuillard, OK, Joe !, le récit à peine romancé que Guilloux fit de ce qu’il a vécu. Il ne cesse de poser aux officiers américains la même question : « Pourquoi ne juge-t-on ici que des Noirs ? » Elle revient, lancinante, dans la préface de Vuillard, comme elle revenait dans le livre qu’Alice Kaplan a consacré à cette histoire, L’Inter­prète (éd. Gallimard). Les braves gars ­répondent des choses comme : « Oh ! Vous ne les connaissez pas ! Ils sont déchaînés. Ces gens-là ne savent pas se conduire. Ils ne savent pas s’imposer une discipline. » Certains pensent qu’en dehors des combats, il faudrait les désarmer. Plus souvent, ils ne répondent pas. Guilloux se garde bien de donner la réponse qu’ils ne donnent pas. Ce qu’il communique parfaitement, c’est le malaise qu’il éprouve face à ce racisme écrasant, inconscient, « systémique », dirait-on aujourd’hui. Les Américains n’apportent pas que la liberté. Le monde d’après se présente-t-il mieux que celui d’avant ? Il faudra trente-deux ans à Guilloux pour écrire OK, Joe !, publié en 1976. Entre-temps, il y a eu le mouvement des droits civiques, les émeutes raciales, la guerre du Vietnam. Par sa précision et sa sobriété, le livre reste d’une implacable humanité.

Petit post-scriptum. Le 13 septembre 1945, épuisé par la maladie, désenchanté par ce qu’il a vu et pressent, Guilloux écrit dans ses Carnets :

« Nous avons tous vécu sous l’oppression et nous ne savons que trop jusqu’où l’on peut contraindre les hommes. Il est trop vrai qu’on peut exiger d’eux un nombre infini de choses, et les obtenir, mais on n’obtiendra pas qu’ils aiment quand ils n’aiment pas. Les contraintes, d’où qu’elles s’inspirent et tentent de se justifier, n’ont jamais provoqué en personne l’élan de la joie, ni de la ferveur. […] On ne contraint personne à l’héroïsme, au dévouement, à l’amour, à la charité. Par contre, nous l’avons appris, on peut très bien contraindre le fils à livrer son père au bourreau, ou inversement, le mari à dénoncer sa femme, etc. À renier sa foi. Il n’y a pas d’exemples qu’on ait contraint les hommes à la grandeur. Il y en a beaucoup du contraire. Tout ce qui existe de noble chez les hommes veut la liberté.